Les Inédits du Réveil: Dominique Mausservey...
FRAGMENTS DE VIE
Mes yeux, je les ouvrais depuis longtemps mais je ne voyais rien. Je n’ai plus d’odorat. J’entendais tout et mon cerveau emmagasinait dans un coin de ma mémoire, ces paroles qui m’éclateront à la figure un peu plus tard.
Un métier que je ne pouvais pas abandonner, qui ne pouvait pas m’abandonner. Ce métier, je l’adorais, je le sublimais. J’ai appris à mes dépens que l’agriculture mène à tout, même en réanimation... Un travail trop prenant ? Non, seulement exigeant. Et c’est lui qui m’a amené ici. Je m’étais endormi entouré de bovins. A mon réveil je m’attendais à me retrouver au milieu d’eux. Ce ne fut pas le cas...
Des hommes en blanc m’entourent. Que me veulent-ils ? Leurs propos sont incompréhensibles pour le commun des mortels. Je suis impressionné par ces personnes debout plus grandes que moi. Elles me semblent hautaines alors par timidité, je me tais. D’ailleurs, puis-je parler ?
Isabelle, mon épouse, me rend visite tous les jours. Par elle, j’apprends que je suis tombé d’un tracteur et que le SAMU m’a transporté jusqu’ici. Victime d’un traumatisme crânien et d’une hémorragie cérébrale, j’ai été soigné par un neurochirurgien qui m’a sauvé la vie...
Admis en réanimation chirurgicale dans un coma profond, j’ai dormi pendant cinq semaines. J’ai progressé régulièrement. Les stimulations d’Isabelle y furent pour beaucoup. Elle me passait des cassettes de Polnareff, de Coluche ou des bruits de la ferme. Je riais ou étais attentif (preuve que j’entendais). Puis j’entrai dans une phase de coma vigilant et enfin le réveil...
[...]
Des photos de mes deux filles accrochées à la tête de mon lit (je ne peux les voir), des appareils qui m’entourent et m’impressionnent : Je demande à quoi ils servent. Je ne reçois aucune réponse. Seul point positif de ce séjour hospitalier : Les présences féminines. Toutefois, j’espère leur dire au revoir et quitter au plus vite ces infirmières.
Lorsqu’Isabelle arrive, je suis nu. Comme d’habitude, je suis nu. Ma femme râle et cache ma virilité avec un drap. Toutes les personnes qui passent dans le couloir, peuvent voir les malades de chaque box.
Isabelle me demande de bouger mes membres. Pourquoi elle et pas un médecin ? Pourquoi bouger un bras ou une jambe? Je refuse. Elle insiste. Je m’obstine. Elle boude, moi aussi. Elle me quitte fâchée. Enfin seul, je commande à mon bras gauche de se lever, rien. A ma jambe gauche, rien. A mon bras droit, rien. A ma jambe droite, rien. A chaque fois je sens mes muscles se raidirent mais aucun mouvement ne se crée.
Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Pourquoi un psy (psychologue ou psychiatre) n’est-il pas à mes côtés ? Suis-je paraplégique ? Tétraplégique ? Avant je devais être égoïste car j’évitais les personnes handicapées. Maintenant c’est mon tour. Alors je pleure. Je tourne la tête pour que l’on ne me voie pas pleurer. Pleurer à 33 ans, j’ai honte.
J’ai réfléchi toute la nuit. D’ailleurs, est-ce bien la nuit ? Allumées continuellement, les ampoules et leur lumière troublent mes repères. Cette nuit, je me suis posé une question. Une seule. Puis-je accepter cet handicap ? Puis-je supporter de vivre bloqué sur un lit ? NON !
Je ne trouve qu’une solution à ce problème : Me détruire. Qui osera me supprimer ? Mon meilleur ami ou un membre de ma famille ? Chacun refusera, alors j’attends. Je pleure et j’attends. J’attends quoi ? J’attends que l’on s’aperçoive de mon désespoir et que l’on me console. Mais personne ne vient...
Je souffre beaucoup. Mon incapacité physique est douloureuse moralement mais je souffre surtout de ne pouvoir partager ma douleur, de ne pouvoir écouter un professionnel qui m’expliquerait. Alors, j’imagine le pire...
Comme tous les matins le chef de service et une cohorte d’internes envahissent mon box. Avec des termes techniques, ils parlent entre eux. Leur supérieur ordonne une nouvelle médication ou une modification quelconque. Ils parlent de moi mais pas à moi. Je n’y ai rien compris. La visite est trop rapide. Je n’attends pas une caresse mais un sourire serait le bienvenu. J’ai besoin d’être rassuré...
Sans lui avouer mon désarroi, je confie mes interrogations à Isabelle qui va questionner les infirmières. Elles lui conseillent de dialoguer avec le chef de service mais celui-ci est trop occupé. Pourquoi donner tant de responsabilités à un seul homme ?
Pour plus de renseignements sur mon état qu’elle juge inquiétant, Isabelle téléphone à notre médecin traitant qui lui annonce sa venue pour le lendemain. Cette femme qui me suit (elle m’a vu sombrer dans le coma) rencontre le chef de service puis vient nous rendre compte des propos rassurants de l’homme. Pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit lui-même?
Je me sens mieux et sourit aux infirmières qui viennent pour la toilette. Tout en me frottant, elles me parlent. Je leur dis que je peux faire tout seul, que je veux faire tout seul. Elles font la sourde oreille et continuent à me laver. Je les crois sourdes mais j’apprendrai plus tard que ma voix est très faible, presque inaudible. Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ? Elles me parlent de mes filles. Mes filles ? Je n’en ai qu’une. Je leur dit, je leur crie. C’est Isabelle qui comblera cet oubli en me montrant une photo de mes deux filles.
Puisque je ne peux mouvoir mes bras, à chaque repas une infirmière me donne à la cuillère. Aujourd’hui, gratin de choux-fleurs. Beurk ! Je n’aime pas le fromage. Je serre les dents, tourne la tête mais rien n’y fait. On force le passage et je déglutis avec dégoût.
Les visites sont restrictives. Peut-être un peu trop quand il me semble que je vais mieux. Ce soir, c’est un cousin agriculteur qui vient me voir. Croyant me faire plaisir, il me parle de vaches et de champs. J’ai hâte qu’il parte pour que je puisse pleurer à ma guise. La nuit, je me retrouve seul, tout seul, trop seul...
Le chef de service m’annonce ma prochaine sortie. Je me crois déjà de retour dans ma ferme. Il m’explique trop rapidement que je dois rejoindre un centre de rééducation. A cet instant précis j’aurais besoin d’un psy car je me croyais guéri (je me voilais la face).
C’est Isabelle qui m’apprend que je suis devenu hémiplégique. Que signifie ce nom barbare ? Je l’ai découvert plus tard...
Dominique MAUSSERVEY
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Source de l'image d'illustration: Coma patient with bis sensor
18e Printemps des Poètes
DU 5 AU 20 MARS
manifestation nationale et internationale
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LE GRAND VINGTIÈME
( d'Apollinaire à Bonnefoy, cent ans de poésie )