piège ...

Piège.
Viviane Dufrait était employée des postes à la retraite. Elle passait ses journées à lire des romans d’aventure dans sa petite maison isolée au coeur des Pyrénées. Elle faisait de longues randonnées aussi, brodait des oreillers et préparait des petits gâteaux pour le thé.
En vérité, elle s’ennuyait un peu.
Un jour, après avoir lu un roman palpitant, Chang, l’empereur gris, elle eut une idée : elle décida de construire un piège à éléphants. Pour travailler tranquillement, elle choisit une route abandonnée où ne passait jamais personne.
A la pioche, à la pelle, elle creusa une fosse profonde. Elle y passa tout l’été, jour après jour, sans se lasser. Quand le trou fut assez profond, elle le recouvrit de branches et de feuilles.
Et puis, elle attendit. Cachée derrière un arbre, elle attendit qu’une victime tombât dans le piège qu’elle avait creusé. Ah, ah, qui allait passer et se fracasser dans le grand fossé ? Suspens, suspens :
- un minibus promenant un club du troisième âge à la découverte des Pyrénées (Viviane Dufrait n’aimait pas les voyages organisés) ?
- un troupeau d’oies suisses parties à Rome pour visiter le Capitole ?
- un ours à la recherche d’un pot de confiture de myrtille pur fruit pur sucre ?
- un cyclotouriste suédois égaré (elle l’imaginait très blond et très musclé) ;
- deux terroristes armés jusqu’aux dents décidés à faire sauter les banques du Liechtenstein (dans ce cas, recevrait-elle une médaille ?) ?
- un camion chargé de boîtes de lait concentré sucré (elle en raffolait) trompé par un GPS déglingué ?
Tous les jours, l’ancienne postière attendait, imaginait. Mais rien n’arrivait. Alors, elle finit par se lasser. Elle planta un panneau « Attention danger : piège à éléphants » et puis rentra chez elle.
A peine avait-elle le dos tourné qu’une malheureuse victime s’engageait sur la route abandonnée. Des craquements de branches, un choc, un cri et puis, à nouveau, le silence s’abattit sur la petite vallée des Pyrénées.
Mais qui était tombé dans le fossé creusé par Mme Dufrait ? En l’absence de témoin, impossible de le savoir ! C’est rageant ! Voilà un trou dans l’histoire !
Une seule solution, cher lecteur, comble-le . Oui à toi de décider qui sera la victime ...Profites-en, tu peux y jeter :
- ton père qui tous les matins fait une remarque idiote sur ta coiffure (« c’est des mouches que tu veux attirer ou des filles ? », « baisse-toi, je vais brosser mes chaussures sur ta crinière », etc.) ;
- ton professeur de français qui n’arrête pas de vous poser des questions stupides sur les textes stupides qu’il te force à lire ;
- la boulangère qui te vend des croissants rassis ;
- ta meilleure amie (depuis la maternelle) qui n’est plus ta meilleure amie (depuis cinq minutes) parce qu’elle a passé toute la récréation à faire les yeux doux à un garçon de la classe d’à côté ;
- ta mère (pas besoin de chercher une raison : c’est ta mère, ça suffit), ton petit frère ou ta grande sœur (même chose), le président de la république (« pourquoi, lui, il a le droit de dire des gros mots, et pas moi ? »), ta grand-mère (qui t’a encore offert un livre pour ton anniversaire), le concierge de l’immeuble d’à côté (qui s’arrange toujours pour jeter son seau d’eau sale quand tu passes devant lui) ;
- l’équipe de football qui a osé marquer cinq buts contre ton club préféré ; la famille du sixième étage qui monopolise l’ascenseur tous les matins quand tu pars à l’école ; les producteurs de choux de Bruxelles et de tripes à la mode de Caen; les fabricants de fermetures éclairs qui se coincent toujours ;
- …[1]
Quant à moi, je jette dans la fosse à l’éléphant l’auteur de cette histoire qui ne s’est vraiment pas fatigué pour trouver une fin originale[2].